Portraits Littéraires, Tome Iii Volume 1 by C.-A. Sainte-Beuve (win 10 ebook reader txt) 📖
- Author: C.-A. Sainte-Beuve
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[Note 73: Elle S'appelait _Charlotte_, Du Nom De L'ambassadeur
(_Charles_), Qui Fut Sans Doute Son Parrain. _Haidée_, _Aïssé_,
Paraissent N'être Que Des Variantes De Transcription D'un Même Nom De
Femme Bien Connu Chez Les Turcs. La Plus Adorable Entre Les Héroïnes
Du _Don Juan_ De Byron Est Une Haidée.--Voir Ci-Après Les Notes [B] Et
[C].]
Une Grave, Une Fâcheuse Et Tout À Fait Déplaisante Question Se Présente:
Quel Fut Le Procédé De M. De Ferriol L'ambassadeur À L'égard De Celle
Qu'il Considérait Comme Son Bien, Lorsqu'il La Vit Ainsi Ou Qu'il La
Retrouva Grandissante Et Mûrissante, _Tempestiva Viro_, Comme Dit
Horace? Cette Question Semblait N'en Être Plus Une Depuis Longtemps;
On A Cité Un Passage Tiré D'une Lettre De M. De Ferriol À Mlle Aïssé,
Trouvée Dans Les Papiers De M. D'argental, Duquel Il Ressortait Trop
Nettement, Ce Semble, Qu'elle Aurait Été Sa Maîtresse; Mais Ce Passage
Isolé En Dit Plus Peut-Être Qu'il Ne Convient D'y Entendre, À Le Lire En
Son Lieu Et En Son Vrai Sens. Nous Donnerons Donc Ici La Lettre Entière,
Qui N'a Été Publiée Qu'assez Récemment[74]; Elle Ne Porte Avec Elle
Aucune Indication De Date Ni D'endroit.
[Note 74: Par La _Société Des Bibliophiles Français_, Année 1828.]
_Lettre De M. De Ferriol, Ambassadeur À Constantinople, À Mademoiselle
Aïssé._
«Lorsque Je Vous Retiray Des Mains Des Infidelles, Et Que Je Vous
Acheptay, Mon Intention N'estoit Pas De Me Préparer Des Chagrins Et De
Me Rendre Malheureux; Au Contraire, Je Prétendis Profiter De La Décision
Du Destin Sur Le Sort Des Hommes Pour Disposer De Vous À Ma Volonté, Et
Pour En Faire Un Jour Ma Fille Ou Ma Maistresse. Le Mesme Destin Veut
Que Vous Soiés L'une Et L'autre, Ne M'estant Pas Possible De Séparer
L'amour De L'amitié, Et Des Désirs Ardens D'une Tendresse De Père; Et
Tranquile, Conformés Vous Au Destin, Et Ne Séparés Pas Ce Qu'il Semble
Que Le Ciel Ayt Prit Plaisir De Joindre.
«Vous Auriés Esté La Maistresse D'un Turc Qui Auroit Peut Estre Partagé
Sa Tendresse Avec Vingt Autres, Et Je Vous Aime Uniquement, Au Point Que
Je Veux Que Tout Soit Commun Entre Nous, Et Que Vous Disposiés De Ce Que
J'ay Comme Moy Mesme.
«Sur Touttes Choses Plus De Brouilleries, Observés Vous Et Ne Donnés Aux
Mauvaises Langues Aucune Prise Sur Vous; Soyés Aussy Un Peu Circonspecte
Sur Le Choix De Vos Amyes, Et Ne Vous Livrés À Elles Que De Bonne
Sorte; Et Quand Je Seray Content, Vous Trouverez En Moy Ce Que Vous
Ne Trouveriés En Nul Autre, Les Noeuds À Part Qui Nous Lient
Indissolublement. Je T'embrasse, Ma Chère Aïssé, De Tout Mon Coeur.»
Voilà Une Lettre Qui Certes Est Bien Capable, À Première Lecture, De
Donner La Chair De Poule Aux Amis Délicats De La Tendre Aïssé; M. De La
Porte, Qui La Publia En 1828, La Prend Dans Son Sens Le Plus Grave, Sans
Même Songer À La Discuter. Si Alarmante Qu'elle Soit, Elle Se Trouve
Pourtant Moins Accablante À La Réflexion, Et, Pour Mon Compte, Je Me
Range Tout, À Fait À L'avis De M. Ravenel, Que Notre Ami, M. Labitte,
Partageait Également: Cette Lettre Ne Me Fait Pas Rendre Les Armes Du
Premier Coup. Qu'y Voit-On En Effet? Raisonnons Un Peu. On Y Voit
Qu'à Un Certain Moment M. De Ferriol Fut Jaloux De Quelqu'un Dont On
Commençait À Jaser Auprès D'aïssé; Qu'à Cette Occasion Il Signifia À
Celle-Ci Ses Intentions, Jusque-Là Obscures, Et Sa Volonté, Dont Elle
Volume 1 Title 1 (Portraits Littéraires, Tome 3) pg 79Avait Pu Douter, Se Considérant Plutôt Comme Sa Fille: Le _Même Destin
Veut Que Vous Soyez L'une Et L'autre_... Cette Parole, Remarquez-Le
Bien, S'applique À L'avenir Bien Plus Naturellement Qu'au Passé.
L'enfant Est Devenu Une Jeune Fille; Elle N'a Pas Moins De Dix-Sept Ou
Dix-Huit Ans, Alors Que M. De Ferriol (Je Le Suppose Rentré En France) A
Soixante Ans Bien Sonnés, Car Il Ne Rentre Qu'en Mai 1711[75]. Voilà Donc
Qu'aux Premiers Noeuds, En Quelque Sorte Légitimes; Qui, Dit-Il, Les
_Lient Déjà Indissolublement_, Et Qu'il A Soin De Mettre _À Part_, Le
Tuteur Et Maître Croit Que Le Temps Est Venu D'en Ajouter D'autres. Il
Se Déclare Pour La Première Fois Nettement, Il Se Propose Et Prétend
S'imposer: Reste Toujours À Savoir S'il Fut Accepté, Et Rien Ne Le
Prouve. J'insiste Là-Dessus: La Phrase Qui, Lue Isolément, Semblait
Constater Une Situation Établie, Accomplie, Et Sur Laquelle On S'est
Jusqu'ici Fondé, Comme Sur Une Pièce De Conviction, Pour Rendre
L'esclave À Son Maître, N'indique Qu'un Ordre Pour L'avenir, Un
Commandement À La Turque; Or, Encore Une Fois, Rien N'indique Que L'aga
Ait Été Obéi.
[Note 75: Lorsqu'il Mourut En Octobre 1722, Il Est Dit Dans Les
Registres De Saint-Roch Qu'il Était Âgé D'environ Soixante-Quinze
Ans.--Voir Ci-Après La Note [E].]
Je Ne Parle Ici Qu'en Me Réduisant Aux Termes Mêmes De La Lettre; Mais
Il Y A Plus, Il Y A Mieux: Le Caractère D'aïssé Est Connu; Sa Noblesse,
Sa Délicatesse De Sentiments, Sont Manifestes Dans Ses Lettres Et Par
Tout L'ensemble De Sa Conduite. Il N'y Avait Pour Elle De Ce Côté-Là
Qu'un Danger, C'était Dans Ces Années Obscures, Indécises, Où La Puberté
Naissante De La Jeune Fille Se Confond Encore Dans L'ignorance De
L'enfant, Alors Qu'on Peut Dire:
Il N'est Déjà Plus Nuit, Il N'est Pas Encor Jour.
Or, Ces Années-Là, Ces Années _Entre Chien Et Loup_, Elle Les Passa À
Quatre Cents Lieues De M. De Ferriol, Et Rien N'est Plus Probant En
Telle Matière Que L'_Alibi_[76]. Lorsqu'il Revint Dans L'été De 1711,
Elle Avait Déjà Atteint À Cet Âge Où L'on N'est Plus Abusée Que
Lorsqu'on Le Veut Bien; Elle Avait De Dix-Sept À Dix-Huit Ans, Et M.
De Ferriol En Avait Environ Soixante-Quatre. Ce Sont Là Aussi Des
Garanties, Surtout, Je Le Répète, Quand Le Caractère D'ailleurs Est Bien
Connu, Et Qu'on A Affaire À Une Personne D'esprit Et De Coeur, Qui Va
Tout À L'heure Résister Au Régent De France.
[Note 76: On A Dit Dans Une Note Précédente Qu'il Résidait À
Constantinople En Qualité D'ambassadeur; Il Y Était Arrivé Le 11 Janvier
1700. Tandis Qu'aïssé, En France, Cessait D'être Un Enfant, Il Avait
Maille À Partir Ailleurs; L'extrait Suivant, Puisé Aux Sources, Ne
Laisse Rien À Désirer: «En 1709, Des Plaintes Ayant Été Portées Contre
Lui Par Divers Membres De La Nation Française, Il Est Rappelé Le 27 Mars
1710. Son Rappel Est Fondé Sur L'état De Sa Santé, Dont Il Ne Se Plaint
Pas. Bien Que Remplacé Par Le Comte Desalleurs, Qui Prend En Main Les
Affaires De L'ambassade Le 2 Novembre 1710, M. De Ferriol N'en Continue
Pas Moins De Correspondre Avec La Cour Sur Les Affaires, Se Plaint
Vivement De M. Desalleurs, Qui Le Lui Rend Bien, Et Enfin S'embarque Le
30 Mars 1711 Pour La France, Où Il Arrive Le 23 Mai.»--Voir Ci-Après La
Note [F].]
À Quelle Date La Lettre Qu'on A Lue Fut-Elle Écrite? Dans Quelle
Circonstance Et À Quelle Occasion? Mlle Aïssé, En Ses Lettres, A
Volume 1 Title 1 (Portraits Littéraires, Tome 3) pg 80Avec Enjouement L'histoire De Ce Qu'elle Appelle _Ses Amours Avec Le Duc
De Gèvres_, Amours De Deux Enfants De Huit À Dix Ans, Et Dont Elle
Se Moquait À Douze: «Comme On Nous Voyait Toujours Ensemble, Les
Gouverneurs Et Les Gouvernantes En Firent Des Plaisanteries Entre Eux,
Et Cela Vint Aux Oreilles De Mon _Aga_, Qui Comme Vous Le Jugez, Fit Un
Beau Roman De Tout Cela.» Serait-Ce À Propos De Ce Bruit, Commenté Et
Grossi Après Coup, Que La Semence Aurait Été Écrite? A-T-Elle Pu L'être
De Constantinople Même Et En Prévision Du Retour, Ce Qui Serait Une
Grossièreté De Plus? Quoi Qu'il En Soit, Dans Cette Même Lettre Où Mlle
Aïssé Raconte Ses Amours Enfantines, Elle Ajoute, En S'adressant À Son
Amie, Mme De Calandrini: «Quoi! Madame, Vous Me Croiriez Capable De Vous
Tromper! Je Vous Ai Fait L'aveu De Toutes Mes Faiblesses; Elles Sont
Bien Grandes; Mais Jamais Je N'ai Pu Aimer Qui Je Ne Pouvais Estimer. Si
Ma Raison N'a Pu Vaincre Ma Passion, Mon Coeur Ne Pouvait Être Séduit
Que Par La Vertu Ou Par Tout Ce Qui En Avait L'apparence.» Un Tel
Langage Dans Une Bouche Si Sincère, Et De La Part D'une Conscience Si
Droite, N'exclut-Il Pas Toute Liaison D'un Certain Genre Avec M. De
Ferriol? Il N'y En A Pas Trace Dans La Suite De Ces Lettres À Mme De
Calandrini. Chaque Fois Qu'aïssé, Dans Cette Confidence Touchante, Se
Reproche Ses Fautes, Ce N'est Que Par Rapport À Une Seule Personne Trop
Chère, Et Il N'y Paraît Aucune Allusion À Une Autre Faiblesse, Plus Ou
Moins Volontaire, Qui Aurait Précédé Et Qu'elle Aurait Dû Considérer,
D'après Ses Idées Acquises Depuis, Comme Une Mortelle Flétrissure.
Lorsqu'elle Résiste Aux Instances De Mariage Que Lui Fait Son Passionné
Chevalier, Parmi Les Raisons Qu'elle Oppose, On Ne Voit Pas Que La
Pensée D'une Telle Objection Se Soit Présentée À Elle; Elle Ne Se Trouve
Point Digne De Lui Par La Fortune, Par La Situation, Et Non Point Du
Tout Parce Qu'elle A Été La Victime D'un Autre. Lorsqu'elle Parle
De L'ambassadeur Défunt, Elle Le Fait En Des Termes D'affection Qui
N'impliquent Aucun Ressentiment, Tel Qu'un Pareil Acte Aurait Dû Lui En
Laisser. «Pour Parler De La Vie Que Je Mène, Et Dont Vous Avez La Bonté,
Écrit-Elle À Son Amie[77], De Me Demander Des Détails, Je Vous Dirai Que
La Maîtresse De Cette Maison Est Bien Plus Difficile À Vivre Que Le
_Pauvre Ambassadeur._» Parlerait-Elle Sur Ce Ton De Quelqu'un Qui Lui
Rappellerait Décidément Une Faute Odieuse, Avilissante? Pourquoi Ne Pas
Admettre Que Ce _Pauvre_ Ambassadeur, Déjà Vieux Et _Vaincu Du Temps_,
Comme Dit Le Poëte, Finit Par Se Décourager Et Par Devenir Bon Homme?
[Note 77: Lettre Xiv.]
Et En Effet, Jusqu'à La Publication Du Fragment Malencontreux, On Avait
Cru Dans La Société Que Si M. De Ferriol Avait Eu À Un Moment Quelque
Dessein Sur Elle, Mlle Aïssé Avait Dû À La Protection Des Fils De Mme De
Ferriol, Et Particulièrement À Celle De D'argental, De S'être Soustraite
Aux Persécutions De L'oncle. C'était Le Sentiment Des Premiers Éditeurs,
Héritiers Des Traditions Et Des Souvenirs De La Famille Calandrini;
Personne Alors Ne Le Contesta[78]. L'_Année Littéraire_, Parlant D'aïssé
Au Sujet De Cette Publication, Disait: «Elle Se Fit Aimer De Tout Le
Monde; Malheureusement Tout Autour D'elle Respirait La Volupté. Cette
Éducation Dangereuse Ne La Séduisit Cependant Pas Au Point De La Faire
Céder Aux Vues De M. De Ferriol, Qui, Peu Généreux, Exigeait D'elle
Trop De Reconnaissance, Et D'un Grand Prince Qui Voulait En Faire Sa
Maîtresse; Mais Elle La Disposa À La Tendresse, Et Le Chevalier D'aydie
En Profita[79].» Le Récit De M. Craufurd[80] Rentre Tout À Fait Dans Cette
Opinion Qu'on Avait Généralement, Et On Sent Qu'il Ne Change D'avis Que
Sur La Prétendue Preuve Écrite. Nous Croyons
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