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avec son scapel, confiait aux braises ses succulentes fractions: les intestins étaient sa propriété et son festin. Au reste, rien ne nous manquait, ni la verdure, ni les petits pois, ni le potage au délicieux cavoli, ni le tendre agneau; ni la vaccine, ni les oranges, ni les cédrats, ni les friandises, ni le café, ni le stomatico ne nous étaient omis: au contraire, le capitaine et son second nous faisaient mille instances pour leur permettre de disposer nos repas de manière à nous exciter à l'appétit; ils poussaient même la civilité jusqu'à vouloir réduire nos viandes à leur plus petite expression, pour diminuer le travail de notre mastication; mais tant de bienveillance serait devenue importunité, et nous parvînmes, sans les offenser, à nous laisser office de nos soins et de nos répartitions stomacales.

Des brigantins de Scutari glissent et courent à pleines voiles; blanches comme des ailes de cignes; et semblent disparaître sous les flots.

Jusqu'à dix lieues, avant d'arriver à Trieste, nous n'avons plus à naviguer que sur un beau canal, que les hautes montagnes des Alpes préservent si bien contre les orages et les tempêtes. La neige brille comme la pointe d'immenses candélabres sur leurs sommets glacés. Surpris par un calme, nous fûmes obligés de relâcher à Scipolino, très-beau port dont la petite ville est habitée par des Dalmates, costumés à la Grecque. Quatre autres navires turcs, napolitains, grecs, mouillent en même temps que nous: les marins se décident à faire une descente; notre capitaine nous invite à l'accompagner, ce que Mme Mercier et moi nous acceptâmes avec plaisir, pour prendre connaissance des indigènes qui étaient sur la côte, au nombre d'une vingtaine: il nous semble encore voir leurs toques rouges, la longue barbe, qui décore leurs visages, à l'instar des belles statues italiennes, pour montrer l'homme dans sa primitive grandeur, avec les moeurs virginales de l'âge d'or; leurs ceintures, leurs larges cimetères, leurs pipes d'une toise, nous indiquant une partie du rivage pour caminer, mais nous interdisant leurs demeures, parce qu'ils ignoraient si nous avions à subir une quarantaine; nous promenons dans les limites, au nombre de quarante, avec des Turcs et d'autres nations qui ne parlaient que la langue grecque; un très-petit nombre savait l'italien, et tous ignoraient le français. Pendant ce temps, les officiers marins ne restaient pas inactifs; ils faisaient emplette de poissons; dans cette excursion, les terres nous ont paru ingrates, mais très-bien cultivées entre les roches, où se trouvent des vignes, des grains, des oliviers. Les habitants de l'Albanie et de la Dalmatie sont dans un état voisin de l'indigence. Nous entendîmes les sons d'une cornemuse qui partaient de l'extrémité de la montagne; cette musique pastorale était parfois interrompue par le rire et les cris des Dalmates qui se livraient aux danses champêtres. Les provisions étant faites, et la pluie venant nous surprendre, nous remontons dans notre canot pour regagner nos navires: le capitaine et le second nous donnent un très-bon souper de poulets rôtis, de salade, de petits pois grillés, de sardines fraîches, de poissons, de figues, d'amandes; il est impossible, dans ces parages, de faire un meilleur festin et avec plus de gaîté. Nous nous séparons pour ne pas refuser les pavots de Morphée. Dès l'aube du jour, restaurés d'une tasse de café au noir que le camérier nous apportait, nous levons l'ancre et nous appareillons.

Nous découvrons encore les Alpes couvertes de neige dans la Dalmatie, mais le mistral vient à souffler, nous sommes obligés d'aller contre le vent. Le mécanicien qui trouverait un agent moins pesant et plus économique que la vapeur, pour utiliser les bras des marins, dans un moment où Éole refuse son aide, ou dans un temps de bonace, rendrait un immense service à la navigation: souvent on est près du port, sans pouvoir y entrer, on manque de vivres, il faut recourir aux précieuses conserves alimentaires, faute d'un moyen facile pour lutter contre les vents et le calme, on est obligé de rester stationnaire exposé à périr faute de tout.

Mme Mercier, voulant jouir du beau spectacle de l'Adriatique, si souvent azurée, monte sur le pont: les marins s'empressent de lui préparer un sopha avec un manteau à capuchon sur un canon: la neige des Alpes, qui refroidit toujours le mistral, nous fait trouver la température froide sur ces mers. Ici, il y a nécessité d'une bonne constitution; une santé fragile aurait peine à soutenir ces changements de climat, à moins qu'un voyage en voiture ne l'eût déjà fortifiée.

On entendait le son lointain de la petite cloche d'un campanile et le bruit de la musette des pâtres qui conduisaient leurs chèvres dans les montagnes.

Les Dalmates sont fiers et guerriers: Tibère et Germanicus allèrent plusieurs fois les combattre, mais ils résistèrent long-temps, préférant la mort à la soumission.

Au moment où le soleil commençait à disparaître sous les flots, les vieux et jeunes marins livraient leurs têtes nues aux derniers rayons, de l'astre vivifiant, et priaient Dieu à haute voix.

Des embarcations de Raguse sillonnaient, de temps à autre, le moite élément; mais ces barques ne sont pas d'une grande dimension; alors je me félicitais que nous n'eussions pas pris à Bari un navire pour Raguse; Mme Mercier eût été fort mal dans de semblables bâtiments. Un vaisseau français, orné de ses glorieux étendards, nous apparaît sortant de Trieste: quelle satisfaction et quels battements de coeur, d'apercevoir des compatriotes loin de sa patrie; le sang de la grande famille circule avec plus de force dans les veines: on est flatté de voir le nom Français vénéré sur toutes les mers et sur tous les territoires: renommée acquise par nos brillants faits d'arme.

Les Dalmates comme les Albanais ont pour chaussure des peaux attachées avec des liens; de cette manière, ils sont plus alertes à franchir les montagnes et les routes raboteuses: la langue est fort différente de l'italienne, ayant beaucoup de rapport avec les Turcs leurs voisins; il se contracte souvent des alliances entre eux.

On peut dire que l'argent me venait en dormant: une certaine nuit, en me retournant, je sentais quelque chose de dur sous mon oreiller; je ne cherchai pas immédiatement à en pénétrer le mystère, et je pouvais me couvrir l'occipital ou les temporaux de larges bosses; je connus le noeud gordien, dès le lendemain, car avant de faire une descente sur le continent, le capitaine souleva le traversin de ma couchette et, en notre présence, sans précaution, il dénoua un gros sac contenant environ cinq mille francs en piastres. Nous eussions préféré que ce trésor eût été plus à l'abri; le moindre mousse pouvant faire main basse sur cette proie; mais les officiers avaient l'expérience que la plus grande probité régnait parmi l'équipage et qu'aucun ne pouvait se rendre coupable de larcin.

Plus on avance vers Zara, et plus ces parages sont semés d'îles et d'écueils; les marins ont besoin, pour y naviguer, de la science que donne l'expérience et l'étude.

Sur toutes ces côtes de l'Adriatique, malheur aux navires étrangers que la tempête pousse sur ces rivages; car il serait dangereux d'avoir trop de confiance en la bonne foi des riverains. Ils ont le visage bronzé, l'air farouche et sauvage; ils portent de longues moustaches, leurs cheveux tombent en arrière sur leurs épaules, leurs manteaux et hauts-de-chausses sont bordés en rouge sur toutes les coutures.

Cette ville que nous apercevons sur la côte voisine est Zara-Vecchia: puis, à deux lieues plus loin, en approchant de l'Istrie, c'est Zara-Nuova, capitale de la Dalmatie, qui par derrière est préservée des vents du Nord par les Alpes Malachia, en tous temps couvertes de neige, ce qui offre une perspective fort curieuse sur ces mers, quand le soleil éclaire les neiges de sa lumière radieuse. Un battement de tambour nous fait remarquer une revue autrichienne, aux portes de Zara-Nuova; les terres sont bien cultivées et l'olivier prospère dans ces lieux. Zara-Nuova, renommée par la liqueur marasquin, n'a qu'une population de dix mille âmes; les maisons sont bien bâties et couvertes en tuiles; elle est protégée par une tour quarrée remarquable et de grandes dimensions. À Zara, les femmes ont sur la tête une espèce de turban blanc garni de dentelle, une longue robe et une ceinture avec perles, elles portent, comme les hommes, des sandales antiques. En face de Zara, de l'autre côté du canal, sur l'île montueuse opposée, est une forteresse du fameux Barberousse.

Du temps de Charles-Quint, les Espagnols ayant été défaits devant Alger, dans la douleur et la consternation, ils ne prononçaient qu'en tremblant le nom de ce héros de l'Islamisme, et changèrent son nom de Kair-Ed-Din en celui de Barberousse. Ce conquérant se dirigea souvent sur les côtes d'Italie appelées la Pouille, et livra de rudes combats aux Chrétiens. Le terrible Barberousse naquit dans l'île de Midilli, ou Lesbos; il était fils de Jacoub Reis, honnête musulman qui faisait un petit commerce maritime dans l'Archipel, avec un navire qu'il commandait. Ses enfants apprirent sous lui l'art de la navigation. Par la force de son génie, Barberousse se rendit immortel. Il s'empara d'Alger, s'en fit nommer le premier Dey, après avoir étouffé le Cheik Selim, retenu dans le bain. Ce Roi d'Alger et de Tunis, chef de tous les corsaires, seigneur des mers, mourut d'une dysenterie violente, à l'âge de quatre-vingts ans. Barberousse descendit à Fondi, pour s'emparer de l'épouse de Vespasio Coloreno; la jeune Gulia Gonzaga, si célèbre par ses grâces, et dont tous les poètes ont chanté la beauté, était une prise bien faite pour briller dans le harem de Souleyman. La descente des corsaires fut conduite avec tant de mystère, que Gulia ne put échapper qu'en s'élançant sur un cheval qui l'emporta couverte seulement d'une chemise. Fernand Cortès, Spinola et Pallavicini se liguèrent souvent contre cet infidèle qui persécutait sans cesse les Chrétiens, et les appelait des idolâtres et les maudits de Dieu.

Un petit chien, mutilé des oreilles et de la queue, malgré ses disgrâces, ne manquait pas de gentillesse; c'était la propriété de l'équipage; ils lui avaient appris mille drôleries fort amusantes; quand nous l'appelions en italien, il venait à nous chercher les débris de notre table; mais si nous lui parlions français, il ne nous comprenait pas, et n'approchait pas de nous.

Le Poulpe colossal, fameux Mollusque, n'étendait point sur nos mâts ses six bras démesurés pour nous entraîner avec lui au fond des abîmes, comme cela est arrivé à plusieurs marins, ainsi que le constate un ex-voto déposé dans la chapelle de Saint-Thomas, à Saint-Malo, en Bretagne, par l'équipage d'un négrier qui, près la côte d'Angole, fut attaqué par un de ces monstres marins dont les bras avaient cinquante pieds de longueur; déjà, par la pesanteur de son corps, il faisait donner la bande au navire. Les marins durent leur salut à la vigueur de leurs bras et à la bonté de leurs haches, qui tranchèrent les membres énormes de ce poulpe.

Ce fait n'est point une invention de Pline le crédule, amateur du merveilleux; mais c'est la narration fidèle de grand nombre de marins qui ont vu de ces poulpes: rien de semblable ne nous étant arrivé, nous ne pouvons en constater la véracité. Nous suspendons donc tout jugement, quoique nous en ayons vu d'une dimension ordinaire, et qu'on nous a dit redoutables à ceux qui nagent dans les mers, pouvant être enlacés par les bras tortueux de ce poisson.

Contrariés par le vent, nous sommes venus coucher au port de Zara: cela ne nous empêcha pas de passer le temps gaîment avec nos capitaines, dont l'usage est de siffler les matelots pour les appeler.

Le lendemain, nous sommes obligés de louvoyer, ce qui n'est pas expéditif. Dans le canal, nous avons toujours le spectacle des Alpes couvertes de neige: faisant peu de chemin, nous mouillâmes dans le port d'Ouliani: nous descendîmes à terre, avec treize hommes dans notre petit canot, et nous pénétrâmes ainsi dans le pays de l'Illyrie. Les oiseaux Cabbian rasaient en grand nombre le miroir de la mer, et l'équipage, resté à bord, mangeait avec avidité le petit poisson huileux le Calamare; pendant ce temps, à Ouliani, nous explorions le pays stérile de l'Illyrie: quelques oliviers chétifs, des fèves, des grains de petite apparence, une population peu considérable, pauvre, mais en général honnête, des porcs, des moutons qui se ressentent de la maigreur de ces contrées; voilà le portrait, qui n'est point exagéré, de ces tristes lieux. Les hommes, à figure austère, ne laissent jamais apparaître la gaîté; ils sont habillés à la grecque. L'intérieur de leurs maisons est très-pauvre; les murs sont tapissés de poissons salés; des peaux de chèvres leur servent de lits et de couvertures; ils ont des armes, des fusils, et leurs ustensiles de ménage ont de la ressemblance avec ceux des contadins de nos pays.

Sur les collines sauvages de l'Illyrie qui bordent la mer, on voit quelques arbres rabougris; sur les montagnes, de grands rochers blancs, et leurs interstices sont pleins de terre rouge. On aperçoit encore cette belle mer, dont les ondes ont porté tous les Césars, mer si fertile en grands événements.

Nous avons visité une petite

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